Les Vierges à l’enfant « moches » du Musée de Castelvecchio de Vérone
Laideur volontaire des visages ou médiocrité de l'artiste ?
Vénétie
Le « vieux château » offre un cadre magnifique pour mettre en valeur une très belle collection de peinture du Moyen-Âge au XVIII° siècle. Une excellente occasion de parcourir un sujet de prédilection du musée : les Vierges à l’Enfant. Sujet unique ou accompagné dans une composition plus élaborée, la diversité des représentations en fait un beau thème d’étude.
Dès la première salle, mon regard est surpris par une Vierge à l’Enfant réalisée par un inconnu au XIII° siècle. Marie semble avoir un léger strabisme. Une curieuse ligne souligne à petit menton remontant très haut. Enfin des joues joufflues et un sourire de bécasse lui donnent un air un peu benêt. Jésus est tout aussi fâcheux : une trop petite tête ronde dépourvue de cheveux sur le haut du front, est posée sur un trop long cou. Une main disproportionnée par rapport à la tête cherche celle de sa mère qui lui porte un sein en forme gourde allongée. Le moins que l’on puisse dire, est que suivant des canons plus actuels, la Vierge comme Jésus, ne sont pas des « dieux de la beauté » même si leurs traits naïfs les rendent sympathiques.
De salle en salle, la série de Vierges à l’Enfant « moches » s’installe et un siècle plus tard, Giovanni Badile affuble la vierge d’une moue contrite sur des joues bien rosées. Le petit Jésus a l’air ébahi, bêta, les yeux dans le vide, la bouche ouverte prête à gober les mouches… La forme aplatie de son visage tel un ballon de rugby, plus large que haut ne l’honore pas ! Ni l’un, ni l’autre ne respire l’intelligence !
« Jésus a l’air bête ». SACRILÈGE ! J’entends déjà les remontrances derrière moi !
Est-ce unique dans ce musée ? Quelques clics sur internet révèlent un site « https://uglyrenaissancebabies.tumblr.com/ » qui compile les bébés les plus disgracieux parmi les représentations de Vierge à l’enfant et de Sainte Famille à la Renaissance. Ma découverte n’en est pas une. C’est un fait : beaucoup de Marie et de Jésus ne répondent pas aux critères de beauté : ils sont simplement « moches ». SACRILÈGE !
La peinture précédente figurant sur le Polyptique de l’Aigle de Giovanni Badile est pourtant considérée comme une œuvre majeure du peintre lui-même jouissant d’une très grande renommée. Je suis donc invité à aller plus loin dans ma compréhension du sujet.
Jamais je ne me suis dit qu’une Vierge à l’Enfant pouvait être moche. Pourquoi autant de Vierges à l’Enfant sont-elles moches? Pourquoi n’y ai-je jamais prêté attention ?
Sans doute parce que j’y ai simplement posé un regard différent. Si je demande à un enfant de dessiner un arbre, il dessine l’arbre avec des racines. Pourtant, devant lui l’arbre n’a pas de racines. Il dessine donc l’arbre tel qu’il l’imagine et non comme il est. Je voyais les Vierge à l’Enfant telles que je les imaginais : Une Vierge à l’Enfant ne pouvait qu’être belle puisque Marie et Jésus incarnent tous les deux, la bonté, la beauté et l’intelligence. Un enfant n’est-il pas toujours le plus beau dans les yeux de sa maman et inversement pour l’enfant, sa maman n’est-elle pas toujours la plus belle ? Notre relation affective à Marie et Jésus a sans aucun doute déformé notre regard. Si cette conclusion pointe une évidence, est-elle suffisante ?
On pourrait être tenté de penser que les artistes manquaient tout simplement d’entraînement mais ce serait leur faire offense. Un article sur le site www.beauxarts.com précise que l’hypothèse à privilégier pour expliquer le physique ingrat des bébés dans les bras des Madones est la double nature du Christ, un homme dans un corps d’enfant. « Les chrétiens considèrent, affirme Fabien Lacouture, que le Fils de Dieu était né comme un homme parfaitement formé. » Logique puisqu’il était divin ! Ces corps et ces visages mûrs dans les scènes de Nativité deviennent un standard, une convention de représentation dans toute l’Europe, surtout au Nord. C’est évidemment un des éléments à retenir : front souvent dégarni, attitude solennelle et parfois rigide, regard d’adulte… Pourtant, certains enfants conservent les traits d’enfants sans être plus beaux et les visages de certaines Vierges, eux aussi, sont ingrats sans explication.
Et si tout simplement on s’intéressait aux icônes byzantines qui précèdent la Renaissance ? On retrouve beaucoup d’attitudes communes, un certain détachement, des expressions sur les visages similaires. Dans l’art byzantin, les images sont traditionnellement peu réalistes et fortement symboliques. L’artiste ne veut pas que le chrétien admire l’icône comme une simple œuvre d’art ; il souhaite que celle-ci l’aide à se recueillir dans la prière. L’icône n’est pas faite pour être admirée mais pour être contemplée dans une démarche spirituelle. Tout est symbolique et indique une vérité spirituelle sur Dieu. L’objet de l’icône est de permettre une « conversation » avec Dieu et cherche à susciter des sentiments. Pour comprendre la représentation, il faut se laisser pénétrer par le regard du personnage représenté dans l’icône et entrer en prière. La Foi devient une condition indispensable pour savourer la qualité artistique de l’icône. La tradition byzantine n’est pas si loin et les peintres en sont imprégnés.
Au XIII° siècle comme au XVI° siècle, l’objectif des ces fresques reste le même que celui des icônes byzantines, aider à la prière, faciliter la catéchèse, permettre aux illettrés à comprendre la Bible. Regarder ces fresques comme des œuvres d’art n’a aucun sens : c’est comme admirer une écriture sans pouvoir la lire. Il faut tenir compte de leur dimension spirituelle. Avec la Renaissance, le langage symbolique se réduit au profit des sentiments. Ce nouveau langage trouvera son expression ultime dans le baroque. Ce n’est pas parce qu’une Vierge est moins belle qu’elle évoquera moins de sentiments et inversement, ce n’est pas parce qu’elle est belle, qu’elle permettra de mieux prier. Le Christ étant venu pour tous, pourquoi ne pourrait-il pas prendre les traits des plus défavorisés ?
Un peu plus loin, le même Giovanni Badile récidive avec une Vierge et un Jésus qui n’ont pas l’air très malins. L’ensemble du tableau est pourtant raffiné et propice à une belle spiritualité. La délicate présentation de la jeune femme agenouillée au pied du Christ et présentée par l’évêque donne une profondeur aux regards de Jésus et de Marie. Saint André, vouté et en retrait, porte la Croix et de la Bible comme pour annoncer le chemin. Le visage du Christ comme celui de Marie prennent une nouvelle dimension qui leur offre toute leur beauté.
N’en déplaise à ce ceux qui ne s’intéressent qu’à la forme, pour entrer, apprécier, voire savourer la qualité de l’œuvre, il faut se laisser conduire à la prière par l’icône ou la fresque.
À défaut, il reste à voter pour la plus moche !
Alain Deblock