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Les cénacles du centre historique de Florence

Évolution de la charte iconographique entre les XIV et XVI° s. dans les représentations de la Cène

Florence et Toscane

Les cénacles du centre historique de Florence

La Cène est le dernier repas du Christ pris avec les douze apôtres. Ce repas a une importance toute particulière pour les chrétiens : le Christ y institue le sacrement de l’eucharistie, central dans la théologie et objet de la messe, et Jésus, qui sera mis à mort le lendemain, annonce à ses disciples qu’il sera trahi par l’un d’eux, Judas.

Lorsque les peintures et les fresques sont introduites dans le décor des monastères italiens, ce thème central prend tout naturellement sa place dans les réfectoires monastiques et une véritable émulation met en concurrence les plus fameux artistes dans les couvents de la riche Florence.

Cette floraison particulière a été précédée : notamment, la première représentation connue date de la seconde moitié du Vème siècle (Diptyque de Milan, Musée du Duomo). Mais elle connaît à la fin du moyen âge et à la Renaissance une vitalité qui a laissé de remarquables fresques.

L’institution de l’eucharistie reste la même dans chaque évangile synoptique (Mt 26 26-29, Mc 14 22-25, Lc 22 19-20) et elle précède l’annonce de la trahison.  Elle est absente de l’évangile de Jean.

La description de la trahison de Judas, en revanche, varie d’un évangile à l’autre, ce qui nous permet de retrouver la source évangélique qui a inspiré le peintre ou son commanditaire.

Par exemple :

  • dans Marc, celui qui trahira Jésus est celui qui met la main dans le plat avec lui (Mc 14 17-21),
  • dans Mathieu, Judas se désigne et demande confirmation à Jésus « Serait-ce moi, Rabbi ?» (Mt 26 20-25),
  • dans Luc, Jésus dit que la main de celui qui le livre est avec lui à la table (Lc IV 22 21-23).
  • et dans Jean, Jésus dit que le traitre est celui à qui il donnera le morceau de pain trempé et « ayant trempé le morceau, il le donna à Judas» (Jn 13 21-30).

Le commanditaire décide quel événement il veut mettre en avant, le sacrement, la trahison où les deux et quel évangile. L’artiste met son génie au service du commanditaire. Chaque époque a ses codes. Chaque ordre monastique aussi. Le but premier de l’œuvre n’est pas de réjouir les moines par sa beauté mais de les édifier pendant le repas qu’ils prennent en silence.

À partir du XIII° siècle, de nombreux ordres religieux s’établissent au cœur de Florence et c’est à qui obtiendra le concours du meilleur maître du temps pour exécuter les décors des églises et des couvents.

Aujourd’hui, plusieurs cénacles se visitent et la lecture iconographique des fresques mettent en lumière les traditions religieuses et sociales de leur temps.

Ci-dessous, quelques cénacles du centre historique de Florence décorés par des artistes majeurs témoignent de l’évolution de la représentation de la Cène entre le XIV° et le XVI° siècle.

Le XIVème siècle

Le cénacle de Santa Croce

La fresque peinte vers 1333 par l’artiste Taddeo Gaddi est une composition qui associe la Sainte Cène, l’Arbre de vie et des scènes d’histoire sainte et d’histoires de la vie de saint François. Sont également représentées au pied de la croix, les grandes figures franciscaines (peut-être une minuscule sainte Claire, saint François, sans doute le dominicain saint Dominique et le pape Innocent III).

Taddeo Gaddi peut avoir été le précurseur de ce type de composition et avoir mis à la mode une tradition picturale qui s’est prolongée pendant le XIV° siècle (La Cène surmontée de la Crucifixion).

La charte iconographique de toutes les représentations de la Cène est là : une longue table couverte de vaisselle et de nourriture et, face au spectateur, le Christ au centre entouré de onze disciples, Jean prostré dans ses bras.

Ici, les disciples sont à distance les uns des autres et plutôt statiques. Le Christ bénit de sa main droite, référence à l’eucharistie en même temps qu’il tend la main vers un plat. La réaction des disciples situe la scène à l’annonce de la trahison. Judas est de l’autre côté de la table, séparé du groupe, de profil et de petite stature (marque de son infériorité (son éloignement) face au Christ et aux apôtres appelés à la sainteté comme le montre l’auréole qui encadre leur tête (ou bien erreur de perspective)). Il tend également la main vers le plat, référence à l’évangile de Marc (Mc 14 17-21).

L’arbre de Vie comme les épisodes choisis de la vie de saints complètent la composition pour l’édification des moines et les encourager à la méditation silencieuse notamment sur l’économie du salut.

Le cénacle de Santo Spirito dans le quartier de l’Oltrarno réalisé par Andrea Orcagna vers 1360 – 1365 reprend le même type de composition (avec une crucifixion sans les larrons). Élément nouveau, il semble y avoir une structure architecturale mais la fresque est très abîmée et seuls deux fragments de la Cène subsistent.

Le XVème siècle

Le cénacle de Santa Appolonia 

La fresque peinte vers 1450 est l’œuvre d’Andrea del Castagno. La composition, classique, comprend une Crucifixion au registre supérieur (sans les larrons). On remarque plusieurs évolutions dans  la charte iconographique : la chambre haute où se déroule le repas est représentée avec son toit de tuiles et son architecture typiquement Renaissance. La perspective est maitrisée. Judas est identifié par sa position à l’écart du groupe de l’autre côté de la grande table, de profil selon la tradition mais contrairement à l’usage, il est à la gauche du Christ qui bénit de la main droite. Il tient un morceau de pain dans la main. La référence biblique est l’évangile de Jean (Jn 13 21-30), et, ici aussi, bénédiction (les trois évangiles synoptiques) et trahison  sont représentées en même temps.

La Cène est traditionnellement surmontée d’une fresque représentant la Crucifixion avec de part-et- d’autre, la mise au tombeau à gauche et la Résurrection à droite. Ici aussi, toute la composition est une mise en image de l’économie du salut.

Le cénacle Ognissanti 

Peinte par Domenico Ghirlandaio en 1480 dans le réfectoire du couvent franciscain Ognissanti, la fresque est une grande composition de 440 * 880 cm qui prend tout l’espace. Si la charte iconographique traditionnelle est respectée, l’artiste maitrise parfaitement la perspective et crée un effet de trompe l’œil où les murs s’avancent de part et d’autre d’un espace central dont les arcades s’ouvrent sur un paysage toscan. La table en U renforce cette impression. La nature prend une place importante, comme une référence au célèbre Cantique des créatures de saint François d’Assise. Ghirlandaio la peuple des symboles suivants :

  • Pour les oiseaux : le canard, symbole de joie céleste, l’épervier, d’attaques perfides, le chardonneret, de la Passion, l’alouette, de l’eucharistie, le paon, d’immortalité et le faisan, de résurrection.
  • Pour les plantes : l’abricot, symbole de péché, l’orange du Paradis, les cerises sur la table, du sang du Christ, le cyprès, de mort, la palme, du martyr.

L’instant immortalisé est le moment de l’annonce de la trahison. Les expressions très diverses des visages des disciples exposent remarquablement les réactions des uns et des autres. La référence pourrait être l’évangile de Luc (Lc IV 22 21-23).

L’influence humaniste du Quattrocento est flagrante. C’est à travers les symboles représentés sur la fresque que se lit l’économie du salut. Le message n’est plus compréhensible par tous mais seulement par des initiés qui sauront dépasser la première lecture de la représentation.

La fresque du cénacle du couvent dominicain de San Marco, également peinte par Domenico Ghirlandaio, est très semblable à celle du cénacle Ognissanti.

Le cénacle de Fuligno

Peinte par Le Pérugin en 1495  pour le réfectoire du couvent franciscain du tiers ordre de Saint Onofrio. Le moment peint précède l’annonce de la trahison. Les disciples discutent entre eux, se nourrissent, se servent à boire, Jean s’assoupit, sans attendre que Jésus ait fini de bénir le repas. Évolution de la charte iconographique, Judas, toujours de profil et séparé du groupe, a le visage tourné vers le spectateur qu’il regarde. Il tient une bourse dans la main. En arrière-plan, se déroule la scène de la Passion au mont des Oliviers (Lc IV 22 39-45) lorsque Jésus terrifié par le sort qui l’attend, prie, est réconforté par un ange et entre en agonie alors que ses disciples se sont endormis. Le spectateur de la fresque est directement interpelé par le regard de Judas.

Toute la scène représentée est un avertissement, une injonction à la vigilance, un rappel de la parole du Christ « Priez, pour ne pas entrer en tentation ».

Le décor architectural de la salle haute est typiquement Renaissance et les règles de la perspective sont maîtrisées, la table en U surélevée, le pavement du sol l’enfilade de pilastres apportant de la profondeur à la scène.

Le XVIème siècle

Après que Léonard de Vinci a peint la fresque de la Cène dans le réfectoire du couvent dominicain Santa Maria delle Grazie à Milan (1495-1498), la charte iconographique des représentations de la Cène change progressivement.

https://www.terralto.com/blog/infos-destinations/la-cene-de-leonard-de-vinci/

Le cénacle della Calza

Situé dans l’Oltrarno, la fresque est peinte par Franciabigio en 1514 dans le réfectoire du couvent de San Giovanni della Calza. On est frappé par l’agitation et l’expressivité des disciples. Judas, toujours de profil et séparé de l’ensemble du groupe se lève si précipitamment que son tabouret en tombe. C’est le moment de l’annonce de la trahison. Chacun se demande qui est le traître. On se désigne soi-même, on désigne l’autre, on conciliabule, on regarde avec méfiance ses voisins (Lc IV 22 21-23).  Pierre à la gauche du Christ a le doigt levé (à l’image de la fresque de Léonard) comme pour dire « Seigneur, je suis prêt à aller avec toi et en prison et à la mort ». Cela peut être une référence au reniement de Pierre (Lc IV 22 31-34).

En trompe l’œil, les trois fenêtres des trois arches (évocation de la Trinité) ouvrent sur le paysage d’une ville toscane de la Renaissance, certainement Florence, qui situe la Cène dans un éternel présent.

Le cénacle de San Salvi

La fresque est peinte entre 1511 et 1527 par Andrea del Sarto pour le réfectoire du couvent San Salvi. L’artiste s’est inspiré de la Cène de Léonard de Vinci. Judas n’est plus séparé du groupe des disciples mais placé à la droite du Christ. C’est l’instant de l’annonce de la trahison. La stupéfaction se lit sur les visages. Judas se désigne dans un geste de surprise pendant que Jésus lui tend un morceau de pain. À cette annonce, Jean se penche vers Jésus pour demander « Seigneur, qui est-ce ? ». L’artiste s’est inspiré de l’évangile de Jean (Jn 13 21-30).

Au-dessus de la Cène, trois fenêtres font référence à la Trinité. Dans la fenêtre centrale, l’artiste a peint une scène de genre, une scène de séduction sous un ciel dans lequel les nuages s’amoncèlent. C’est une mise en garde, un rappel du péché originel qui à cette époque était associé au « péché de la chair ».

Dans la voûte qui encadre la Cène cinq médaillons. Dans le médaillon du centre, trois visages du Christ, de face, profil droit, profil gauche. Ici le symbole de Janus, le dieu romain du commencement et des fins, est christianisé pour exprimer que le Christ est le commencement et la fin (la Renaissance humaniste utilise souvent des figures de la mythologie pour transmettre le message chrétien). Les quatre autres médaillons représentent des grandes figures de l’Église.

Madeleine Troude